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SERVITUDES ET GRANDEUR

DE LA FONCTION DE MAITRE D'ÉQUIPAGE

Anecdotes vécues et imaginaires

Propos à bâtons rompus

Un maître d'équipage doit être affable, poli pour tous ceux qui lui font l'honneur de suivre ses laisser-courre. Il en imposera par sa seule bienveillance mille fois plus que par son aigreur ou ses mauvais procédés " (Comte de Chabot).

Métier très ingrat et comportant une dose de patience que je ne suis jamais arrivé à posséder complètement, je le confesse. La finesse d'un diplomate (jointe à l'énergie d'un pandore) constitue une qualité des plus appréciables chez un chef d'équipage " (Marquis de Lestrade).

" Le maître d'équipage est l'autorité suprême. Sa parole est la loi. Soyez attentifs à ses moindres désirs. " (Recommandations faites aux invités des équipages de Grande-Bretagne).

Si les conseils du comte de Chabot sont olympiens et admirables, les propos du marquis de Lestrade révèlent plus de réalisme sinon de sincérité. Quant aux superbes proclamations britanniques. Elles ne peuvent que faire rêver à un âge d'or disparu depuis belle lurette.

Voici plus de trente-cinq ans que je vis cette fonction, côtoyant de nombreux collègues de ma génération et aussi de la nouvelle vague. Il est au moins un sujet qui fait l'unanimité. Gérer (c'est le mot au goût du jour employé à toutes les sauces) un équipage, même de standing moyen, une P.M.E. en quelque sorte, est devenu un véritable sacerdoce. Ne parlons pas des grandes entreprises que sont les équipages de cerf. Certains maîtres de ceux-ci avancent, à juste titre, qu'il s'agit, de nos jours, d'un travail à temps complet. S'il n'est pas assisté d'un comité valable pour administrer et faire fonctionner l'association : président, ou vice-président, secrétaire, trésorier, responsables de la Saint-Hubert, des dîners de chasse, etc. et de quelques vrais veneurs, amateurs ou professionnels au chenil et à la chasse, le maître d'équipage consciencieux, à notre époque, se voue au martyre. Et encore, dans la meilleure des situations, s'il doit accomplir l'immensité des tâches et obligations qui lui incombent personnellement, il doit renoncer à toutes autres joies de l'existence que celles que la vènerie est supposée lui apporter.

Il est entré, en quelque sorte, en religion. Son bonheur est devenu celui des autres, notamment celui de ses boutons et de ses suiveurs - " Mais, en fait, il l'a bien voulu "

L'été, lorsque l'homme de vènerie est en vacances et que le jeune stagiaire a pris son week-end pour aller " à la noce à sa cousine ", tôt le matin, il fait le chenil puis il va voir les chevaux dans les prés, donne la soupe et termine la matinée par quelques écritures, dans l'espoir d'un après-midi de tranquillité. Pauvre de lui ! Ce sera avec son meilleur sourire qu'il interrompra sa sieste pour accueillir l'un de ses boutons qui débarque, sans tambour ni trompette, avec femme, enfants et amis. Ce cher bouton est confus d'être en retard de six mois pour le paiement de sa participation.

Mais il veut être assuré d'une totale compréhension car il rentre de merveilleuses vacances aux Antilles qui lui ont coûté très, très cher - " Venez avec nous l'année prochaine. Vous verrez, c'est divin " - Mais la passion du bouton pour la chasse est toujours débordante. Il espère que les chiens vont bien. - " C'est pour bientôt ! " - En catimini, il chuchote avec un air entendu : " une amie charmante m'accompagnera de temps en temps, vous verrez, elle est adorable, monte merveilleusement à cheval et peut-être entrera-t-elle à l'équipage... " -(l'épouse ne vient pas aux chasses à cause des enfants). Quelques semaines plus tard, le maître d'équipage, toujours souriant, se découvrira avec galanterie pour recommander à " l'adorable et charmante " de prendre quelques précautions afin d'éviter que son maudit canasson de concours hippique ne botte un deuxième chien.

Et cependant, après la chasse, le cher bouton, sur un ton un peu aigre lui dira : " Vous savez, elle ne reviendra pas. Vous l'avez vexée. En fait, il ne s'agit que d'un chien et nous en avons soixante-dix au chenil ". Le budget est en équilibre précaire. La cotisation n'est pas encore reçue. L'espoir d'une nouvelle ressource s'est évanouie. Alors le maître d'équipage fait le dos rond et se sent coupable.

M. Jules Dupont-Durand suit toutes les chasses accompagné, généralement dans son 4 x 4, de sa rondouillarde conjointe qui tricote sans jamais descendre car elle s'ennuie. Elle ne vient que pour ne pas " le laisser conduire seul la nuit ". Il faut dire que Jules a une fâcheuse tendance à abuser des boissons qui lui sont offertes tout au long de la journée. Mme D.D. en veut presque au maître d'équipage lorsque les chasses se terminent tard. - " Il doit le faire exprès " - M. D.D. foule la voie régulièrement, se querelle pour un rien avec les agents de l'O.N.F. et les gardes privés qui reportent leur mécontentement sur le maître d'équipage. Jules ne rend aucun service, n'a jamais donné un centime ni offert un verre d'eau mais il est locataire d'un territoire que les chiens traversent de temps en temps. Alors, après la chasse, sous une pluie battante, harassée de fatigue après cinq heures de cheval, " l'autorité suprême " va rendre ses devoirs à M. et Mme Jules Dupont-Durand qui finissent de saucissonner, bien au sec et au chaud dans leur Toyota. Toujours souriant, affable bien que trempé, il écoute par la portière, avec compassion et intérêt, les jérémiades de Mme D.D. dont la belle-fille - " qui n'a pas de santé mais que son fils a épousé malgré son avis - vous savez, les jeunes - "n'est pas encore remise de son troisième accouchement.

Malheur à lui s'il n'agissait pas ainsi. Les D.D. pourraient interdire le passage - " Nous sommes désolés mais les chevaux font beaucoup de dommages aux allées ". Les boutons et les suiveurs qui, eux, sont rentrés pour se sécher bien avant la fin de la chasse, chuchoteraient alors aux rendez-vous suivants d'un air entendu : " Oh, voyez-vous, vraiment, notre maître d'équipage ne s'y prend pas très bien avec l'environnement ".

Alors, dans la nuit noire, grelottant, il reste à cet incapable potentiel les plaisirs de la solitude en sonnant de la trompe pour faire rallier les deux chiens qui manquent car le personnel est rentré pour le travail au chenil et aux écuries. Aussi, parfois, un modeste homme des bois lui procure la joie de rester bavarder avec lui en lui offrant un café. Heureux si, de surcroît, après une chasse de débuché, il n'est pas tenu de faire quelques visites de courtoisie. Lors de son arrivée au dîner de l'équipage, il s'entendra dire : " ce n'est vraiment pas très gentil, vous êtes toujours en retard ". Pour le punir, on lui a réserve comme voisines de table les deux éléments féminins les plus ennuyeux de l'assemblée.

Malheur aussi au maître d'équipage dont les chiens prennent peu ou ne prennent pas pendant plusieurs chasses. - " Bien sûr, les chiens Blanc et Noir sont peut-être plus fins de nez mais ils n'ont pas de train ". - " Je l'ai toujours dit, les Tricolores sont viles mais ils ne sont jamais de change. " -

• Il faudrait en mettre moins " -

• On ne peut pas prendre avec si peu de chiens " - " Il connaît la chasse mais il vieillit " - " Il marche fort, mais il est jeune et trop bouillant ". - " Il est trop coulant, c'est la pagaille " - " C'est un dictateur, il est jaloux, personne n'ose rien faire ".

" Il n'insiste pas assez dans les défauts " - " C'est complètement ridicule d'user les chiens et les chevaux jusqu'à la nuit quand il n'y a aucune chance de prendre " - etc. etc.

Hésitant entre deux équipages de cerf voisins dont il avait déjà été successivement membre, un certain veneur parisien avait posé carrément ses conditions avant de faire son choix pour la saison à venir : " Je retournerais bien chez vous mais... vous comprenez... au prix où sont les locations de chevaux, garantissez-moi des chasses d'au moins deux heures ! ".

Ses autres interlocuteurs sont de l'extérieur, combien nombreux et divers : représentants de l'O.N.F. à différents échelons, propriétaires forestiers privés, propriétaires de terres agricoles, exploitants forestiers, cultivateurs, éleveurs, sociétés de chasse à tir, fédérations départementales de chasseurs, garderie O.N.C., commissions départementales de la chasse et de la faune sauvage, municipalité des communes environnantes, D.D.A.F., société canine régionale et même le clergé lors des Saint-Hubert. Cette énumération déjà longue n'est pas exhaustive. Il faut y ajouter les relations avec les équipages voisins qui ne sont pas toujours les plus commodes.

Le bon maître d'équipage doit être bien vu de tous mais tous ne s'aiment pas d'amour tendre. Etre trop bien avec l'un peut être considéré comme une offense pour l'autre.

Il me revient quelques souvenirs dont je ris maintenant mais qui m'ont causé bien du tracas. Découplant sur le cerf, il existait, dans cette forêt domaniale de Haute-Normandie, une longée de bois d'une vingtaine d'hectares que les cerfs chassés affectionnaient. Cette enclave, coupée en deux par un chemin forestier, appartenait à deux propriétaires qui se haïssaient. Bien entendu, je m'étais prosterné devant les deux grincheux et avait réglé, non sans mal, la double autorisation de suite. Recevant de l'un d'eux, au cours de la saison, une lettre recommandée avec avis de réception, m'interdisant le passage avec menace à la clé, je me précipitais sur le téléphone. -L'affaire était beaucoup trop grave, je devais me rendre à son bureau. " Voici, me dit-il. Je sais que vous êtes au mieux avec mon odieux voisin. Quatre fois de suite vous avez dirigé le cerf sur ma propriété, mais vous ne le faites jamais passer chez lui. Vous m'avez trompé. Vous vous moquez de moi ". Bouche bée, je n'ai jamais pu lui faire entendre que le cerf passait bien là où il voulait. Tout c'est finalement arrangé avec un bracelet de biche mais sous condition que l'horrible d'à côté n'en ait surtout pas.

Encore dans une autre forêt. -" Moi, Monsieur, vous M'êtes très sympathique. Nous avons les mêmes idées (lesquelles ? Je dois les avoir toutes eues pour pouvoir chasser). Je vous laisserais bien passer dans notre bois mais il y a ma sœur et, vous comprenez, ce n'est pas possible. Quand elle trouve une limace en épluchant sa salade, elle la met précautionneusement dans une petite boîte et va la relâcher dans la nature. Alors, vous comprenez, vos trente chiens derrière un innocent chevreuil, ce n'est vraiment pas possible. Je sais bien que vous n'êtes pas maître de la direction que prend la bête, ni de celle de vos chiens, qui sont très beaux d'ailleurs. Je suis bien ennuyé pour vous. " Je me suis fait complice de l'épouse qui doit détester sa belle-sœur et m'a assuré de son soutien en cas de difficultés.

Toutes les saisons, nous étions invités à chasser quelques chevreuils dans un bois d'une bonne centaine d'hectares appartenant à deux frères : 95 % à l'un, 5 % à l'autre, tous deux amis et veneurs. Un matin de chasse, deux heures avant le rendez-vous ' le 5 % qui avait dû se quereller avec le 95 %, me fait savoir qu'il me ferait verbaliser si nous passions chez lui. Chasse décommandée, téléphone aux boutons dont certains sont déjà sur la route avec leur van. In extremis, après intervention auprès des deux épouses, l'affaire s'arrange. Retéléphone aux boutons.

Combien de fois, et devant combien, me suis-je incliné dans une attitude humble de supplication pour faire chasser mes chiens ?

Certes, il en est de même encore davantage en Grande-Bretagne, la fonction de maître d'équipage amène généralement une auréole sociale sinon mondaine. Ceci peut satisfaire les uns et être considéré sans importance par d'autres. Nombreuses sont les invitations de toutes sortes qui ne vous auraient jamais été adressées si vous ne portiez pas le " titre ". S'il en est que l'on accepte avec plaisir, la plupart ne sont que d'obligatoires sujétions.

Dans sa région, le bon (c patron "devrait se rendre à toutes les réunions, même les plus insignifiantes et dans lesquelles il n'est que très vaguement question de chasse ; à toutes les manifestations équestres, expositions canines, kermesses, défilés historiques, fêtes de la chasse ; à tous les mariages et enterrements de quiconque a un lien, si ténu soit-il, avec l'équipage. Il est vrai que ces événements, des plus modestes aux plus grandioses, sont des occasions propices à des relations publiques profitables. Mais tout ceci, ajouté au reste, fait beaucoup dans une semaine qui ne compte que sept jours.

Le marquis de Lestrade exprimait qu'à la finesse d'un diplomate devait s'ajouter l'énergie d'un pandore. Cet écrit est du début du siècle. La question se pose de savoir si nos gendarmes actuels peuvent être encore des pandores. Dans notre société permissive, ils ont bien de la peine parfois à faire preuve de force et de fermeté dans l'exercice de leur fonction. Et pourtant, ils sont les représentants officiels de la loi et mandatés par les pouvoirs exécutif et judiciaire.

A mon modeste avis, un maître d'équipage ne doit pas chercher à être aimé. Si cela est, tant mieux. Il doit avant toute chose être apprécié pour ses compétences et son dévouement. Respecté, il gagnera ensuite l'estime de son entourage. Les trop grandes familiarités sont nuisibles. Elles n'amènent rien d'autre que la dévaluation d'un indispensable droit de commander et d'imposer l'obéissance à chacun dans le cadre du fonctionnement de l'équipage. Il ne faut pas oublier que le maître d'équipage et plus encore s'il est président, est civilement et pénalement responsable des éventuelles incartades et infractions commises dans le déroulement de la chasse, s'il. n'est pas démontré qu'il a pris toutes les mesures et donné toutes les instructions nécessaires pour les éviter.

En 1993, l'exercice de la chasse à courre implique plus que jamais une discipline librement consentie de quiconque est attaché à l'équipage : boutons, personnel et suiveurs. Ce n'est ni agréable ni facile, mais il est du rôle et du devoir du maître d'équipage de mettre en meute les inconscients et les récalcitrants.

Le maître d'équipage doit rester modeste dans le succès et impassible dans l'adversité. La superbe et le défaitisme sont pour lui également négatifs.

Avant d'en terminer, il me revient une petite histoire. Grand équipage de cerf réputé, maître d'équipage chevronné, deux hommes de vènerie de qualité et de nombreux auxiliaires. En début de chasse, au passage d'une route meurtrière, Elégant, un excellent chien, est manquant. Après une attente sur la voie d'un quart d'heure environ, le maître d'équipage envoie le second rejoindre la chasse pour assister le piqueux. Quelque deux heures plus tard, à la prise, il est le seul absent. Elégant, boiteux dès l'attaque, avait été mis en camionnette. Exemple et leçon pour chacun : il était resté sur la route, sacrifiant son plaisir à la sauvegarde de son chien.

Avec le recul du temps, je considère avec philosophie toutes ces vicissitudes de la fonction de maître d'équipage comme enrichissantes au plan humain. Et puis aussi, il demeure la joie des vrais amis veneurs, celle des chiens et de la chasse. Ma conclusion sera cependant qu'il faut être quelque peu fou pour être maître d'équipage à notre époque et surtout si longtemps.

Louis-Robert Quolnolbic

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